Extraits

Page 68 :
Mes vies professionnelle et personnelle souffrent d'une sévère dissociation. Dans le monde du travail, je porte ce costume de représentation, un peu serré aux épaules mais si efficace. Je ne peux tolérer les tâches inachevées, les rapports bâclés, les projets branlants. Ma conscience professionnelle frise parfois le ridicule tant elle m'encombre et ronge mon temps. J'ai connu maintes soirées au bureau, des séances de travail à la maison le dimanche, de longs appels avec Chef bien après vingt heures. Je frôle souvent la caricature de ces jeunes cadres aux dents longues qui conquièrent le monde à coups de stratégies et de litres de café, pour grimper plus haut, plus vite. Ceux-là mêmes qui m'inspirent un peu de pitié et un vague mépris. Je suis envahie régulièrement par un vif sentiment d'imposture en facturant des milliers d'euros, avec l'impression de jouer à l'adulte. Une fois remisé le déguisement trop étroit, je redeviens la personne que j'étais avant de pénétrer dans le vaste monde professionnel : insouciante, fantaisiste, un peu tête brûlée. Lorsque je cesse de graviter en orbite autour de mon boulot, les fibres de mon corps et de mon âme se détendent lentement, pour laisser place au besoin d'espace, de découverte, de rires et d'aventure. La musique me nourrit de cette façon, me permettant de manière inespérée de m'évader de cette armure au beau milieu d'une longue et harassante journée.

Je vendais sans même y songer mes projets, l’expertise de mes collègues, des solutions bâties par de grands stratèges et déclinées en une multitude de versions. Depuis la rupture avec Grégory, les fondations de ma vie s’effritent ; remettre tout en question malgré moi devient la norme. Ces derniers mois, ce travail m’apparaît sous un autre jour. Vendre, négocier, reformuler : quel sens donner à tout ceci ? Le prochain job, plus gonflé et gonflant, plus rémunérateur, sera-t-il ma perspective pour les trente prochaines années, comme une quête sans fin ?


Page 205 :
 Comment n’ai-je pas plus de souvenirs de lui sous l’eau l’an dernier ? Sa fluidité aurait dû me frapper. Il bouge quasiment sans effort, un coup de palme de temps à autre. Mouvements parfaitement maîtrisés, économes en énergie. Jamais il n’effleure les coraux autour de nous en s'approchant pour observer le récif. Bras croisés sur la poitrine, parfaitement horizontal, il fait corps avec l’océan au même titre que les poissons qui évoluent autour de nous. Seules les bulles qui s’échappent de son détendeur rappellent qu’il respire. Au bout d’une demi-heure, nous commençons à remonter le long du tombant et comparons nos jauges : nous avons quasiment la même réserve d'air. Il doit faire deux fois mon poids et consomme à peine plus. En le voyant, je me dis simplement : moi aussi, je veux savoir plonger comme ça.
 Immanquablement, être sous la surface me détend. À son côté, je me sens en sécurité. Dans l’eau, flottent entre nous une harmonie nouvelle, une quiétude apaisante. Je n'ai pas besoin de pouvoir lui parler pour lire dans ses yeux le même bonheur évident, celui qui rend toute parole inutile.
Soudain, tout paraît tellement simple. 


Page 273 :
- Tu sais, la semaine dernière sous l’eau, je regardais les poissons, ceux que je vois tous les jours. Je suis restée à contempler un poisson-perroquet, en train de faire sa vie sur le récif, fouinant le corail, se baladant, tranquillement. C’est idiot, mais ça m’a fait envie. Certains jours, je voudrais être un poisson-perroquet. Pas d’emmerdes, pas de problèmes existentiels, pas de relations conflictuelles. Tu te promènes, tu fais ta vie, peut-être que tu te trouves une copine et tu fais des petits poissons-perroquets. Ou pas d’ailleurs. Et puis un jour, tu te fais bouffer ou pêcher. Et tu meurs. Voilà, simple. Ils doivent être heureux, les poissons-perroquets.